Créé en langue allemande au Kaiserlich-königliche Hofoper de Vienne le 16 février 1892, puis triomphalement accueilli dans sa version française quelques mois plus tard à Genève, Werther de Massenet transcende les époques. Mais à quoi ressemblait le monde qui a vu naître ce chef-d’œuvre lyrique ?
Le quotidien de cette fin de XIXe siècle apparaît aujourd’hui comme un univers à part entière. Les premiers tramways électriques commencent à sillonner les rues de Paris, mais la majorité d’entre eux sont encore à traction hippomobile. La Tour Eiffel, inaugurée trois ans plus tôt lors de l’Exposition universelle de 1889, demeure une curiosité récente dans le paysage parisien, encore considérée par beaucoup comme une structure temporaire.

L’électricité, cette révolution invisible, commence à peine à illuminer les grandes artères et quelques demeures privilégiées des métropoles européennes. Les premières automobiles, objets de fascination et d’effroi, restent des raretés bruyantes et peu fiables. La plupart des citadins et, plus encore, les habitants des campagnes vivent selon des rythmes et des traditions qui s’inscrivent davantage dans la continuité du siècle qu’à l’aube de la modernité technique qui explosera après la Grande Guerre.

Imaginez le paysage sonore de ces villes : point de vrombissement constant des moteurs, mais une symphonie urbaine composée du claquement des sabots sur les pavés, du grincement des roues en bois, des cris des marchands ambulants et du bourdonnement des conversations. La musicalité même de la vie quotidienne diffère fondamentalement de notre environnement acoustique saturé.
Depuis peu, les sons peuvent désormais être enregistrés. Le phonographe d’Edison, inventé quinze ans plus tôt, représente encore en 1892 une merveille technique réservée aux salons fortunés ou aux démonstrations publiques exceptionnelles. À Paris, quelques établissements avant-gardistes proposent ces « auditions phonographiques » comme attractions, mais qui, à Bruxelles ou Liège, a pu entendre ces sons enregistrés qui nous environnent aujourd’hui sans relâche ? La musique, celle de Werther comprise, demeure une expérience éphémère et précieuse, nécessairement vécue en présence des interprètes.

1892 est un grand cru pour les arts, voyant naître Sherlock Holmes mais aussi le Casse-Noisette de Tchaïkovsky. Le monde lyrique n’est pas en reste avec la création de Pagliacci de Ruggero Leoncavallo (première à Milan en 1892). Parmi les contemporains de Massenet, on retrouve Gustav Mahler alors tout occupé à la composition de sa Deuxième symphonie, depuis son poste de directeur du Théâtre de Hambourg.
C’est dans ce monde, à la fois si lointain et pourtant encore perceptible dans les pierres de nos vieilles villes, que Werther a vu le jour. Si la création de Massenet résonne encore si profondément dans nos salles modernes, c’est peut-être justement parce qu’elle transcende ces contingences matérielles. Derrière les costumes d’époque et les conventions sociales révolues, les passions tourmentées du drame goethéen touchent à l’intemporel.